AUDIENCE REVIEW: Le Lac des Cygnes, ou Le rêve du prince charmant
Company:
Opera de Paris
Performance Date:
21/06/2024
Freeform Review:
Personnages principaux :
Siegfried, le prince
Odette, la princesse
Rothbard, le magicien
Wolfgang, le précepteur
Autres danseurs : les cygnes du Lac ; les courtisan(en)s de la Cour
En 1984, Rudolf Noureev signe pour l'Opéra de Paris l’une de ses trois versions du « Lac des Cygnes » en l’expliquant ainsi:
« Le Lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried […] Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d'infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère […]. C'est lui qui, pour échapper au destin qu'on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du Lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l'interdit qu'il représente. Le cygne blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le rêve s'évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. » (https://noureev.org/rudolf-noureev-choregraphie/rudolf-noureev-le-Lac-des-cygnes/)
De cette vision naît une version surréelle et introspective du ballet, tant dans la narration que dans le développement des personnages. Le ballet se construit ainsi dans un jeu de dédoublements identitaires : Les cygnes noir et blanc (la dualité de la princesse ensorcelée et sorcière, Odette); le magicien Rothbard et le précepteur du prince, Wolfgang (introduit par Noureev lui-même).
Ainsi, il s’agira ici d’accomplir ce travail de transformation surréelle débuté par Noureev, qui resta quant à lui très proche de la mise en scène antécédente par Marius Petipa.
Comme dans la version de Noureev, le ballet sera centré sur le personnage du prince. Toutefois, le prince sera à son tour dédoublé par la princesse, qui cherche à le rejoindre tout en étant captivée par le magicien. Le prince aspire à rejoindre et poursuivre un idéal (la princesse) qui lui échappe, emprisonné dans le réel de la Cour. La princesse incarne cet idéal qui cherche à rejoindre le réel (le prince), emprisonnée par le Magicien. Ce dernier représente la force du destin, le Roi du Monde, le temps et le hasard qui gouvernent l’interaction entre ces deux dimensions réelle et idéale.
Ces deux dimensions ne peuvent pas se fusionner : L’histoire du prince met alors en scène ce récit de formation (Bildungsroman) qui nous conduit à transiter entre l’une et l’autre dimension dans une quête éternelle qui ne peut pas ni pourra aboutir.
La scène se développera sur deux lieux, qui s’alternent entre les actes :
- le Lac (dans lequel le prince finira pour se noyer), à savoir la dimension idéale (verticale, transcendante) de l’existence ; dans les actes II et IV ;
- la Cour, à savoir la dimension réelle (horizontale), où le prince se noie dans les relations mondaines ; dans les actes I et III.
La Cour représente le monde ordinaire, horizontal, que le prince cherche et aspire à transfigurer, ou quitter. Le Lac représente le monde idéal vertical que le prince cherche à rejoindre et habiter. Le prince flotte dans les vagues des émotions et de l’imagination auprès du Lac, comme il flotte parmi les rochiers des conventions mondaines à la Cour.
Les scènes sur le Lac insisteront sur le prince (seul ou avec la princesse) entouré par les cygnes comme des vagues. Leurs mouvements seront fluides, harmonieux ; leurs géométrie privilégiera des courbes, ellipses, ronds. Ils évoqueront des sentiments de protection, élan, épanouissement.
Lors des scènes à la Cour, cette dernière disparaitra au profit d’un prince en désarroi et à la merci des relations mondaines qui lui imposerait la vie en société. Le prince pourra se noyer au sein d’une folle de danseurs tous égaux et sombres ; il pourra s’exalter au milieu d’une folle grise ou noir-et-blanc. Leurs mouvements seront plus rigides, statiques, faisant obstacle et opposition ; leurs géométries privilégiera les carrés, les lignes droites, les angles.
Encore faudra-t-il exalter le contraste entre les mouvements et les costumes du prince et ceux des autres danseurs de la Cour. Certaines interactions entre ces derniers et le prince pourront encore représenter d’une manière symbolique les éléments reçus du récit (l’ordre subi de se marier ; la rencontre avec les aspirantes aux fiançailles). Néanmoins, ces éléments devront être juste esquissés et plutôt symboliser la tension entre la vie mondaine et l’aspiration sentimentale à un monde idéal de la part du prince. Dans cette tension, le précepteur Wolfgang personnifiera les impératifs sociaux qui emprisonnent le prince et s’opposent à sa quête idéale.
Toutes les scènes de danses populaires à la Cour seront éliminées, au prix de réduire la longueur et la partition musicale du ballet. Cela réduira aussi les effectifs nécessaires à sa mise en scène.
Deux fois, à la fin du premier et du troisième acte, fuyant la Cour, le prince se retrouvera au Lac, découvrant les cygnes-vagues et la princesse blanche (deuxième acte) ou noire (quatrième acte).
Pendant son voyage intérieur entre réalité et idéal, le prince sera à la merci de deux forces duales :
- D’une part, la dualité entre le précepteur et le magicien, ces derniers rôles étant dansés par le même danseur ;
- D’autre part, la dualité de la princesse Odette (les deux cygnes, dualité déjà fort présente dans les versions antécédentes, y compris celle de Noureev).
En vérité, la princesse est elle-aussi à la merci du magicien dans sa propre tension entre l’idéal qu’elle incarne et le réel qu’elle désire, incarné par le prince.
Comme le magicien contrôle la princesse en tirant les ficelles de ces gestes, ainsi Wolfgang entrainera le prince à la Cour. Le prince subira ses instructions et séductions, alors qu’il cherche de réaliser son rêve, ou de s’y refugier. Une tension surgit entre les deux, comme surgit-elle entre la princesse et le magicien.
A plusieurs reprises, le prince sera confronté au magicien qui s’opposera à lui afin de l’éloigner de la princesse, aussi bien auprès du Lac (princesse ensorcelée) que dans la danse à la Cour (princesse sorcière) :
- Au deuxième acte, dans la première visite du prince au Lac, le magicien contrôlera la princesse à distance, depuis sa passerelle sur le fond ;
- Au troisième acte, la danse à trois à la Cour montrera la symétrie et tension dynamique entre le prince et le magicien ;
- Au quatrième acte, la danse à trois auprès du Lac montrera la lutte entre le magicien et le prince autour de la princesse sorcière/ensorcelée.
Tout au long de son voyage et de son destin, le prince ne distingue plus entre le rêve prémonitoire, l’idéal et la réalité. Tout le scenario gardera cette ambiguïté entre ce que le prince rêve et aspire, et ce que le prince vit. Une atmosphère surréelle caractérise la scène. Cette dernière (Lac / Cour) reste minimaliste, en marquant la dimension surréelle du voyage du prince. La scène sera tantôt le Lac, tantôt la Cour, mais dans les deux cas le prince comme la princesse la parcourent généralement comme en flottement, en tension, en élan, en aspiration.
Surélevée, la passerelle sur le fond reste l’apanage du magicien et de la seule princesse lorsque le magicien l’attire à lui. Sur cette passerelle le prince assistera au rêve prémonitoire initial (Acte I). Depuis cette passerelle le magicien contrôlera les gestes de la princesse ensorcelée (Acte II in fine). Sur cette passerelle, le magicien et la princesse disparaitront à la fin (Acte IV).
Le premier acte pourra débuter avec le rêve prémonitoire du prince, seul, allongé au milieu de la scène (Cour) : la princesse ensorcelée et sorcière sous l’emprise du magicien sur le derrière. Elle sera en cygne noire. Il se lèvera pour la chercher avant de retomber en se réveillant.
Le dernier acte pourra se terminer avec l’accomplissement du destin du prince. La princesse perdue sous l’emprise du magicien, il restera seul, retombé au milieu des vagues du Lac, après avoir tenté de la chercher en se levant.
Le monde idéal et le monde réel ne pouvant pas se fusionner, la quête qui anime le prince et la princesse ne peut pas aboutir. Le triomphe de l’amour ne surviendra pas, leur destin est fatal dès le rêve prémonitoire : le magicien tirera toujours les ficelles de la princesse ensorcelée. Le prince ne pourra pas s’unir à elle pour toujours. Toutefois, c’est bien par cette quête que le prince et la princesse accomplissent leur voyage de formation. La princesse est le guide du prince et son aspiration tout au long du voyage. Elle le tient début et droit vers le haut, malgré tous ses flottements à droite et à gauche sur terre et dans le monde. Le prince est le repère de la princesse et son aspiration tout au long du voyage. Il la maintient protégée et vive malgré l’emprise du magicien/précepteur qui règne sur les deux mondes.
Comme le dirait Albert Camus pour son Sisyphe, Il faut imaginer le prince Siegfried et la princesse Odette heureux.
Author:
Yuri Biondi
Website:
https://yuribiondi.wordpress.com/
Photo Credit:
https://noureev.org/wp-content/uploads/2022/06/SWANLAKE-720x1080.jpg